Madame Hayat

Prix Femina étranger 2021. Un roman d’une force magistrale. Dans un pays qui sombre dans la dictature, une éducation sentimentale qui révèlera à lui-même un étudiant désargenté et fou de littérature.
De
Ahmet Altan
Actes Sud
Parution en septembre 2021
Traduction du turc par Julien Lapeyre de Cabanes
272 pages
22 euros
Notre recommandation
5/5

Infos & réservation

Thème

Plus qu’une passion amoureuse, un véritable apprentissage de la vie nourrit la relation entre Fazil le narrateur et madame Hayat. Fazil, étudiant boursier, brutalement déclassé suite à la ruine de son père, tente d’échapper à l’étau  policier qui sévit en ville et brise toutes les libertés. Il cherche dans son amour de la littérature une réponse à ses questionnements.  La rencontre avec Sila, condisciple qui partage ses goûts littéraires et lui propose de partir poursuivre leurs études et une vie commune à l’étranger, ne le détournera pas de l‘attachement à sa ville et au souvenir de sa relation avec madame Hayat. Ses émotions l’accompagneront désormais et il trouvera dans la réalité de l’existence et la fiction de l’écriture, intimement liées, une forme de sérénité.

Points forts

- Les protagonistes, piliers de ce roman : ils se révèlent au fil de l’histoire au service d’une dimension plus importante que l’histoire telle qu’elle se déroule. 

- La force rayonnante de madame Hayat, qui sous-tend le récit de bout en bout, telle une déesse tutélaire, véritable hymne à la vie et à la liberté ; la riche personnalité de Fazil qui se façonne sous les dures réalités de la vie et de ses hasards tout en cultivant  sa capacité d’émerveillement pour les textes littéraires et les rencontres humaines ;  Sila, comme un double féminin de Fazil, qui lui offrira une porte ouverte vers la liberté qu’il finira par refuser pour plonger au plus profond de lui-même ; une galerie de personnages secondaires, plus attachants les uns que les autres, qui partagent dénuement et angoisse mais maintiennent jusqu’au bout leur dignité. 

- Ce roman est d’une force magistrale car l’auteur,  soumis à l’arbitraire comme ses héros, utilise son talent littéraire pour échapper à l’enfermement. Et il réussit, tout en nous plongeant dans les tourments et les contradictions  de l’âme humaine, à nous encourager à les dépasser dans une ode à la liberté intérieure et à la vie sublimée.

A souligner une traduction manifestement d’une grande qualité.

Quelques réserves

Aucune sauf si l’on nie les conséquences qu’un régime autocratique fait peser sur les valeurs humanistes.

Encore un mot...

On ne peut faire abstraction du contexte dans lequel Ahmet Altan a écrit ce roman.  Une preuve supplémentaire que la répression quelle qu’elle soit ne peut faire taire la liberté de l’écrivain. Une dimension universelle qui rend cet ouvrage d’autant plus important. De son héroïne, l’auteur déclare : « …sa liberté me rend plus libre… ».

Une phrase

"Je faisais ma mue, tels ces serpents du désert dans les documentaires que je regardais avec madame Hayat, je m’extirpais hors de mon être. J’étais toujours moi, mais dans une nouvelle peau, en proie à de nouveaux sentiments, plus complexes et chaotiques que les anciens.  Ceux-ci étaient toujours là, part morte au fond de moi, présents mais morts. En dehors de ce qu’il me restait du passé, je n’avais plus aucun rapport avec moi-même. Je songeais à la confiance que j’éprouvais autrefois, aux émotions qu’alors elle nourrissait, émotions  clairsemées, discrètes, inoffensives, comme de petites fleurs des champs, et à présent desséchées, piétinées, égarées au milieu d’émotions neuves qui, elles, me lacéraient l’âme et y laissaient de profonds sillons, et c’était avec étonnement, avec admiration même, à vrai dire avec incrédulité, que je me souvenais de mes sentiments passés, «étais-je vraiment cet homme-là ?», pensais-je, et n’en revenais pas.

J’avais découvert la colère, la peur, le désir de revanche, la jalousie, la volupté, la tromperie, le regret. Je couchais avec une femme plus âgée que moi dont j’essayais de tuer le passé, je songeais à commencer une nouvelle vie, dans un autre pays, avec une femme de mon âge, je lisais et révisais des textes d’un genre pour moi inédit, les mains moites et tremblantes, j’avais eu un ami qui s’était jeté dans le vide, un matin à l’aube, dans sa plus belle chemise, j’avais vu des femmes guetter silencieusement, mortes de chagrin, une petite porte de l’autre côté de la rue, et, pour une raison inexplicable, je voulais venir en aide à des inconnus que je n’avais jamais vus. Tous ces souvenirs et sentiments contrastés avaient laissé sur moi des marques profondes, mais jusqu’où s’enfonçaient-elles, dans quelle direction, et où en étais-je seulement, je n’en avais pas la moindre idée. Je comprendrais la route à l’arrivée". (p. 197 et 198

 

L'auteur

Ahmet Altan, né en 1950 est un journaliste, essayiste et écrivain turc, fondateur  et rédacteur du quotidien Taraf, accusé d’avoir participé au putsch manqué de juillet 2016. Condamné à la perpétuité en 2018, un nouveau verdict permet qu’il soit libéré en novembre 2019 pour quelques jours. Incarcéré de nouveau, il sera libéré en avril 2021 après que la cour européenne des droits de l’homme a condamné l’Etat turc. A ce jour, quatre de ses ouvrages ont été traduits en français chez Actes Sud dont  Je ne reverrai plus le monde en 2019 qui a reçu le prix André Malraux.  Madame Hayat, écrit en prison,  a été récompensé par le prix Femina étranger. Ahmet Altan, interdit de quitter la Turquie et toujours visé par des procédures judiciaires, a enregistré une vidéo où il dédie sa récompense « à toutes les femmes turques et kurdes emprisonnées ».

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